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Proust et les Daudet

par Yves Uro

Préambule.

Il est assez surprenant que des relations intenses aient jamais pu exister entre un être aussi raffiné que Marcel Proust et la famille Daudet dont l’un des enfants les moins oubliés de nos jours, Léon Daudet, fit preuve en politique d’une extraordinaire violence; et dont le plus célèbre Alphonse Daudet - le père - affichait également des idées d’extrême-droite. On peut, à bon droit, parler de famille d’écrivains pour les Daudet, car si le père de Proust rédigea quelques textes concernant la médecine, en revanche quatre membres de la famille Daudet furent des auteurs prolifiques, et trois d’entre eux ont longtemps survécu à Proust (1871-1922) jusqu’à la Seconde Guerre mondiale. Ils se nomment :

Alphonse Daudet (1840-1897)

Julia Daudet sa femme (1844-1940)

Léon Daudet leur fils aîné (1867-1942)

Lucien Daudet le second fils (1878-1946)

Leur différence avec Proust est surtout politique.

Proust et Daudet sont des ennemis évidents, dans l’immense conflit ayant clivé les Français à la fin du XIXe siècle (et débuté précisément en 1894) : l’Affaire Dreyfus - relative à ce militaire de carrière juif qu’on accuse scandaleusement d’avoir trahi son pays, et qui ne sera innocenté que bien des années plus tard.

Or, la première fois que Proust rencontre Alphonse Daudet et surtout son fils Léon, qui sont tous les deux violemment anti-dreyfusards, c’est un an à peine après le début de « l’Affaire », en février 1895 et, 27 ans plus tard, Proust ne l’a pas oublié : dans une lettre à Henri de Régnier datant du 28 mai 1922, c’est à dire six mois avant sa mort, il parle, à propos de Léon, de notre opposition à ce sujet depuis l’Affaire Dreyfus.

La raison de cette opposition c’est que Proust est naturellement dreyfusard, puisque sa mère comme Dreyfus est juive. Or, notre mémoire de Daudet fils est hélas entachée par le don qu’il fit, neuf ans plus tôt, à son ami Édouard Drumont, antisémite notoire auquel il versa la somme nécessaire à la publication de son livre venimeux : la France Juive. Drumont n’était d’ailleurs pas le seul de ses amis à se montrer ostensiblement antisémite, puisque Goncourt l’était également.

Et pourtant, Proust, alors quasiment inconnu accepta de rencontrer les Daudet le 22 février 1895, car l’aura du père, Alphonse, écrivain très admiré pendant sa jeunesse le fascinait malgré tout.

La seconde différence est littéraire.

Quand on connait le peu d’intérêt éprouvé par Proust, en littérature, à l'égard des romanciers naturalistes comme Zola ou Maupassant, on s’étonne qu’il ait accepté de rencontrer Daudet, le seul naturaliste qu’il ait jamais fréquenté et on sait qu’il se moque beaucoup de Goncourt dans ses Pastiches. En poésie, c’est la même chose Daudet n’apprécie pas Mallarmé que Proust admire.

En peinture également, Proust renoncera vite à sa véritable adoration pour la peinture classique de Madeleine Lemaire, à laquelle il vient de demander d’illustrer sa première œuvre importante : Les Plaisirs et les Jours qui sera publiée un an plus tard en 1896.

En effet, quand il rencontre Daudet en 1895, il n’a que 24 ans et, quelques années plus tôt, iI déclarait encore que son peintre préféré était Meissonnier, peintre pompier s’il en fut. Et il avoue, dans un deuxième « questionnaire » que son auteur préféré, c’est Anatole France, écrivain assez académique dont il se détachera par la suite mais qui participera avec Madeleine Lemaire à l’élaboration Les Plaisirs et le Jours cités plus haut. Ses goûts sont donc encore très classiques, on le voit, en littérature comme en peinture.

En conséquence, Proust passe aisément du salon conventionnel de Madeleine Lemaire dont il est un peu le sigisbée à celui d'Alphonse Daudet qui est l’ami de la peintre, provençal comme elle, et dont elle illustrera plus tard Les Lettres de mon moulin. Hélas pour elle, Proust pensera bientôt que Picasso est un peintre extraordinaire !

Une dernière raison est familiale.

Ce qui surprend un peu dans cette rencontre des Daudet, c’est que Proust se plaise dans une famille si différente de la sienne qu’il adore et où sa mère fait régner une sorte d’harmonie.

Chez les Daudet, en revanche, tout le monde écrit et tempête : le père, la mère et les deux fils dont Léon dit, dans un texte sans référence : Chacun parle du bouquin qu’il vient d’écrire et de faire éditer. Des rivalités surgissent alors et des oppositions violentes. Même si Léon est exagérément bienveillant pour Proust ce dernier lui reprochera toute sa vie de se montrer violent et grossier dans ses articles venimeux de l’Action française, journal d’extrême droite qui n’est pas de mon goût, écrit-il. Pour Proust, la tendre relation qu’il noue avec son frère Robert n’a rien à voir avec celle des frères Daudet entre eux. Il écrira plus tard : Les deux frères sont brouillés, l’un bolchevique (Lucien) et l’autre nationaliste (Léon). Je suis resté bien avec les deux mais séparément.

De plus, Alphonse est très malade (il mourra deux ans plus tard, en 1897) et subit donc, jour après jour, un véritable martyre qu’il décrit dans La Doulou. En conséquence, la tension va crescendo dans la famille Daudet. On est donc légitimement surpris par le message enthousiaste que le jeune Proust adresse à Alphonse Daudet juste avant leur première rencontre, le 22 février 1895, en dépit de l’explosion récente de l’Affaire Dreyfus.

Je ne peux pas vous dire, monsieur, combien je suis touché de votre bonté. Mes plus beaux rêves quand j’étais enfant n’auraient pu rien me permettre d’aussi invraisemblable et d’aussi délicieux que d’être aussi gracieusement reçu un jour par le Maître qui m’inspirait déjà une admiration et un respect passionné.

Votre respectueux et admiratif serviteur.

En fait, ce Proust de 24 ans est sans doute sincère mais c’est en tant qu’enfant comblé par les livres d'Alphonse Daudet qu’il s’exprime à ce moment-là, et ses remarques sont finalement touchantes. Mais il sera très vite déçu et son rêve de petit garçon s’effritera peu à peu.

Dans une lettre écrite le 15 novembre 1895 (soit 8 mois plus tard) il découvrira la médiocrité de la famille et de ses invités et l’affreux matérialisme, si extraordinaire chez ces gens d’esprit.

Déjà son Contre Sainte-Beuve s’annonce, puisqu’il se plaint qu’on y rend compte du génie par les habitudes physiques ou la race et qu’ils expliquent Verlaine, Baudelaire ou Musset par la qualité des alcools qu’ils buvaient et le caractère de telle personne par sa race (antisémitisme). Enfin, il déplore le fait qu'aucun d’eux n’entend rien aux vers.

Il se montre cependant plus indulgent pour l’idole de ses jeunes années : Daudet pur esprit, brillant encore à travers les ténèbres et les houles de ses nerfs, petite étoile sur la mer.

Mais il le condamne à nouveau car il a, dit-il, un esprit d’observation et qui pourtant sent le renfermé, un peu vulgaire et trop prétentieux malgré une extrême finesse. Le portait physique en revanche est très admiratif : Daudet est délicieux. C’est le fils d’une d’un roi maure qui aurait épousé une princesse d’Avignon. Mais il est trop simpliste d’intelligence. Il croit que Mallarmé mystifie. Or, écrit Proust, Il vaut mieux supposer que les pactes sont faits entre l’intelligence du poète et sa sensibilité et qu’il les ignore lui-même, qu’il en est le jouet. C’est plus intéressant et c’est plus profond.

Le portrait de Madame Daudet est encore plus terrible, et pourtant Proust restera toujours en contact avec elle. Mieux : il la soutiendra généreusement, avec Reynaldo Hahn, lors du décès de son époux. Mais ce jour-là, il la trouve pitoyable, cruelle, grossière et combien bourgeoise. Il lui préfère censément les aristocrates qu’il rencontre ailleurs et qui sont plus hypocrites qu’elle... mais plus polis.

Il parle aussi des Juifs dont on dit beaucoup de mal dans ce salon où règne l’esprit de l’antisémite Drumont, et il s’étonne que ces incroyants reprochent toujours aux Juifs d’avoir tué le Christ, qui devrait n’être rien pour eux.

Il est maintenant temps d’évoquer les rapports contradictoires qu’il entretint avec les deux fils d’Alphonse.

Lucien Daudet.

Quand ils se rencontrent pour la première fois en 1895 chez Alphonse Daudet, Léon (28 ans), Lucien (17 ans), Reynaldo (21 ans) et Marcel (24 ans) ne peuvent sans doute pas imaginer qu’ils vivront côte à côte pendant presque trois décennies, encore moins le fait que Proust et Lucien connaîtront ensemble une véritable idylle qui se transformera ensuite de l’amitié.

Ils sont réunis ce jour-là tous les quatre afin d’écouter le récit du voyage que Lucien et Léon viennent d’effectuer en Suède où comme le dit Edmond de Goncourt ils ont été émerveillés par les paysages hyperboréens et mordus par la folie des neiges.

Proust est charmé par Lucien qui a sept ans de moins mais qui est à la fois très beau et très élégant. Jules Renard le trouve même frisé, pommadé, peint et poudré et il parle avec une petite voix, écrit-il. Proust adresse immédiatement à Lucien un texte de Lamartine consacré aux sports d’hiver. Dans ses lettres, il passera très vite du cher monsieur, au cher ami, puis à mon cher petit…

Il est intéressé comme toujours par le rapport d’hérédité entre le père et le fils, et il cherche un exemple dans la vie avec le regard de son père(Lucien). Pour autant, il est Immédiatement sensible aussi au véritable calvaire que subit le fragile Lucien, qui écrit : Ma vie a été tellement bloquée, empêchée, annihilée, détruite, curieusement saccagée par un frère que j’aime quand même. Et Léon s’en explique : Au point de vue des préférences politiques, critiques et sociales, nous n’avons pour ainsi dire aucun point commun et nous logeons même sur des rives opposées.

Lucien intéresse Proust, d’abord parce qu’il est jeune, intelligent et beau, mais aussi parce qu’il est partagé comme lui entre la peinture et la littérature. Il écrit à sa mère, Julia : Je sens que tout ce qui se presse dans son esprit est si multiple si universel que parfois il me semble que la peinture ne sera pas suffisante à l’exprimer et qu’il lui faudrait un autre art .

Il l’orientera effectivement vers la littérature, alors qu’il était déjà un peintre de qualité, de sorte que Lucien écrira de faux journaux intimes qu’il fera semblant d‘avoir rédigé à l’âge de quatre et de sept ans. C’est une sorte de Peter Pan d'avant la lettre, qui songe sans cesse à la mort et qui répète : Je pense toujours que je serai mort l’année prochaine.

Mais Proust comprend très vite qu’il ne pourra guère aider Lucien, et il en parle à Julia : Malheureusement, je ne suis pas un bon ami pour lui, trop nerveux aussi. Il lui faudrait quelqu’un qui ait un tempérament opposé, calme au lieu d’agité, résolu, heureux. J’aimerais lui trouver un tel ami.

Leur idylle ne dure d’ailleurs que dix-huit mois. Le temps pour Proust de provoquer en duel l’écrivain Jean Lorrain (« Monsieur de Phocas »), qui avait prétendu dans un journal qu’Alphonse Daudet allait écrire une préface au prochain livre de Proust parce qu’il n’avait rien à refuser à son fils Lucien, ce qui signifiait en clair que Marcel et Lucien étaient amants. Le duel eut lie, Proust s'y montra très courageux, mais l’idylle nouée entre les deux jeunes gens se termina quelque temps après.

Pourtant, presque vingt ans plus tard, en 1913, quand il publiera le début de La Recherche, Proust écrira à Lucien : Vous êtes absent de ce livre. Vous faites trop partie de mon cœur pour que je puisse jamais vous peindre objectivement. Vous ne serez jamais un personnage, vous êtes la meilleure partie de l’auteur mais quand je pense que bien des années de ma vie ont été passées « du côté de chez Lucien » , de la rue de Bellechasse, de Champrosay, les mots de «Temps perdu» prennent pour moi des sons bien différents, bien tristes, bien beaux aussi.

Mais Lucien est bien plus pessimiste, qui écrira écrit plus tard : Maintenant, il n’y avait plus, entre Marcel et moi, qu’une glace merveilleusement pure, sans un défaut mais infranchissable… À cause de cette muraille dure et transparente, nous suivions comme des sourds sur nos lèvres le sens de nos paroles, mais nous ne nous comprenions plus. On ne saurait résumer plus tristement leur idylle et leur amitié.

Léon Daudet.

Léon est l’antithèse absolue de son jeune frère. Au physique, c’est une sorte de Falstaff, un personnage truculent, pittoresque et grossier qui mange comme quatre et absorbe un litre de vin par repas. On l’appelle à juste titre le Gros Léon.

En tant qu’écrivain, il est prolifique : 9000 articles et 128 livres parfois illisibles, à l’exception notoire de ses excellents volumes de Souvenirs, où sa finesse, sa cruauté, son intelligence et sa grossièreté se donnent libre cours. Reconnaissons que, s’il est assez imprévisible, il fait généralement montre d’un goût très sûr en littérature. Il n'hésite par, par intermittence, à défendre un écrivain dont il réfute les idées à partir du moment où il est convaincu de son talent. Ainsi, un « sémite », comme Proust dont le portrait qu’il fait est excellent : Il jetait autour de lui des regards inquiets puis moqueurs et, en fin de compte, il éclatait d’un rire enchanté. Bientôt sortaient de ses lèvres - proférées d’un ton hésitant et hâtif- des remarques d’une extraordinaire nouveauté ou des aperçus d’une finesse diabolique ; ses images imprévues volaient à la cime des choses.

À 28 ans, quand Proust fait sa connaissance, Léon Daudet est un déjà « personnage », notamment connu pour avoir épousé en grande pompe, en présence de Zola, Clemenceau, Jules Ferry et Edmond de Goncourt, la petite fille de Victor Hugo: la Jeanne était au pain sec du célèbre Cabinet noir de son grand-père. Dont il a, au demeurant, très vite divorcé.

Il n’a jamais terminé sa thèse de médecine mais il est devenu un journaliste célèbre, qui n’a pas peur des fake news et sera souvent condamné en conséquence. Cette même année 1895, il a assisté au procès du capitaine Dreyfus qu’il déteste et à propos duquel il écrit, dans un article particulièrement venimeux : Il n’a plus d’âge. Il n’a plus de nom. Il est couleur traître. Sa face est terreuse aplatie et basse. Que l’on soit antidreyfusard ou non, on ne peut qu’être révolté par ce texte.

Politiquement, il exècre la République et le Parlement, il est nationaliste, antisémite et directeur du journal d’extrême-droite l’Action française. En 1934, douze ans après la mort de Proust, il eût volontiers accueilli un régime militaire dirigé par Lyautey ou Pétain, son ami, ce qui se produisit quelques années plus tard. Les émeutes de février 34, qu’il suscita, entraînèrent tout de même la bagatelle de quatorze morts, surtout dans son propre camp.

Reconnaissons lui, à défaut, d’avoir créé le Prix Goncourt qu’il fit attribuer à l’auteur de La Recherche, lequel lui en fut éternellement reconnaissant mais hésita toujours entre deux attitudes possibles à son égard. Tantôt, Proust déclarait : Je porte lourdement les éloges incessants et excessifs de Léon, à moins qu’il n’écrive Il ne cesse de me célébrer dans un journal qui n’est pas de mon goût. Mais il avouait parfois aussi qu’il l’idolâtrait, l'a remercié de sa tendre et vigilante sollicitude, exprimée dans une lettre maternelle, ou a encore acté par écrit du fait que la cruauté de ses polémiques… me fait trop souffrir. C’est évidemment par gratitude qu’il le traitait ainsi mais, en dépit de l’estime qu’il ne pouvait s’empêcher de lui porter au fond, il supportait mal son côté Passez-moi le séné, vous aurez la rhubarbe façon Ruy Blas. Ne pas dire du bien d’une de ses œuvre eût été immonde de ma part (…..) et le poids qui pèse sur moi ne sera allégé que quand j’aurai hurlé mon admiration pour lui mais. La survie hypothétique des ouvrages de Léon prouve qu’il ne méritait pas nécessairement pas ces éloges, rien moins que forcés.

Yves Uro.

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