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L'Attentat du cœur

par Guillaume Togay

De nos attentats injustes

Quel fruit nous est-il resté ?

Où sont les titres augustes,

Dont notre orgueil s'est flatté ?

Sans amis, et sans défense,

Au trône de la vengeance

Appelés en jugement,

Faibles et tristes victimes

Nous y venons de nos crimes

Accompagnés seulement.

Jean Racine,

Sur le bonheur des justes; et sur le malheurs des réprouvés.

Je réfléchis beaucoup. Malheureusement, il s’agit d’une aptitude qui se perd. On me traitera de provocateur, je m’en moque. Nous ne pensons pas moins, mais nous ne nous laissons plus le temps de la pensée. Celui-ci s’effiloche sous nos doigts et se raccourcit à la vitesse de l’écriture. On ne pense plus, on écrit. L’impatience a doublé l’attente. L’impulsion est devenue une qualité. Je crois que le talent du futur sera de réapprendre à maîtriser son temps.

Il existe un terme désuet du XIXe siècle que j’affectionne beaucoup : « boulevarder » ; se promener sur les Grands Boulevards. Saisissons ds lors cette chance que nous offre la lecture pour déambuler dans nos pensées. Acceptons d’errer sans but, sans que cela ne sois ni productif ni improductif. Et, si l’inspiration frappe et que la main veut coucher le verbe, toutes ces incohérences rêvées deviendront alors des mots, des phrases et des extraits de vie.

Extrait 1.

« À cette heure où tu nous quittes, il t’appartient désormais de découvrir par toi-même le secret du monde. On naît le jour de son départ, on meurt à l’arrivée de son choix. Durant cet entre-deux, on observe beaucoup sans comprendre jamais. J’ai admiré la perfection du flocon de neige, du baiser du vent et du sourire d’une inconnue. J’ai imaginé la colère des vagues et le spleen des feuilles mortes. J’ai joui de la joie des couples et des célibataires. J’ai jalousé la vie pour ce qu’elle nous offre et je l’ai maudite pour ce qu’elle nous retire. Mais je l’ai aimée parce que nous l’ignorons et que je n’y ai jamais rien compris. C’est vrai, et c’est mon échec. C’est une terrible attente, à mon âge, de contempler le miroir de la vie sans n’y distinguer aucune réflexion. J’attendais pourtant du monde un orchestre ou une symphonie que nous accorderions ensemble en toute félicité. Abstraite, je désirais une irréalité sentie de ma vie. Je souhaitais pouvoir me retourner sans avoir peur de la disparition et me voir aller droit devant, sans crainte du noir. J’aurais aimé fermer mes yeux dans un univers connu de tous, sans plus de surprises que celles déjà vécues des plus vieux. » – « Bref, tu désirais la vie d’une maison de poupées. Il me fait peur, ton monde. Il sent le confort de ta vieillesse et la paresse de tes envies. »

Extrait 2.

« C’était au Nonante-Neuf. Là, coulait suavement la verve de mon dernier amour, un sentiment sans retour. J’entrais toujours en invité, passant la porte, le cœur bohème, le pied à gauche, la svelte démarche amoureuse. J’aimais caresser la poignée comme s’il s’agissait de la mienne. Le bois de la porte close se donnait à moi. Souvent, la sonnette appelait à quelques nouveaux délices de l’âme, à quelques douces souffrances de la chair. Je n’avais qu’à presser et l’amour, fidèle témoin de mes rendez-vous secrets, m’emportait dans son antre grand ouvert. C’était le temps de l’insouciance heureuse et des volatiles battements niaiseux de l’âme. J’avais alors quelques espoirs d’éternité du bonheur et de passion raisonnée.

Ces moments s’assombrirent aussitôt. C’est dans cette particulière atmosphère que j’appris à détester les roses du cœur et les fleurs de la pensée qui n’étaient pas miennes. J’étais devenu égoïste de mes propres sentiments. Jalousement préservés, jamais dits, toujours retenus, ils me dévorèrent intérieurement. Je m’étais imprudemment enorgueilli de l’amour que je portais. Je brûlais des feux d’une pécheresse passion, celle de chérir son propre sentiment. Qu’il est beau de se contempler lorsque l’on se sait amoureux ! On ne sait jamais ni trop se louer ni trop s’admirer. Rien ne suffit jamais à sa propre satisfaction.

Ainsi joue la science perverse des prudes bigots de l’âme qui ignorent tout des sentiments, hormis de ceux qu’ils se portent. Les aimables comportements courtois furent honnis par ma conscience. Je me terrai ainsi, dans le terrible silence d’une dédaigneuse indifférence de l’autre, qui mit sur la paille tout le peu de ressentis jadis né au nom de mon amour. Ne doit-on pas être plus aimé quand ses sentiments sont publiquement reniés ? Fol est celui qui y croit, car il mourra, solitaire dans sa chute, en ermite, savourant de sa propre perte le goût amer d’un sentiment léger trop tôt envolé. L’appel tu, le monde sombre dans un espace incolore. Je m’y effaçai également. Mes stériles sanglots répandirent dans le ciel de ma conscience une pluie acide qui jamais plus ne me quitta : le regret. »

Extrait 3.

« Je crois ne jamais avoir été aussi clairvoyant que le jour suivant ma mort. Je me moquais évidemment bien de ce qu’il pouvait m’advenir. Dans mon couple, j’avais toujours été traité d’égoïste. J’avoue que ce reproche se révélait enfin vrai à mes yeux. Je ne témoignais aucun regret pour la perte de mes proches. Évidemment, lorsque l’on se place du côté du mort, on vit aussi une perte et, pourtant, nous sommes les seuls à nous plaindre. J’aurais aimé ressusciter pour le leur dire mais, très honnêtement, je craignais beaucoup la possibilité de payer un impôt de vie et la perspective de récupérer mon patrimoine devenu héritage, de copieuses dettes et une petite voiture de ville, ne me charmait guère non plus.

Je décidai ainsi de ne pas plus mettre en avant mes revendications de cadavre en voie de putréfaction. Quel dommage ! Je m’étais toujours dit qu’une discussion d’ordre juridique avec les vivants aurait été des plus agréables. Mais enfin bon, que voulez-vous, quand on est mort, le seul regret que l’on puisse avoir, c’est de ne pas l’être assez. »

Extrait 4.

« Un jour, tu viendras avec ton linge sale et tu nous diras enfin ce qui ne tourne pas rond chez toi. » – « C’est le monde qui tourne carré ou triangle. Moi, je me lève chaque matin, je travaille tout le jour et je me couche avec la nuit. Je suis une poule moderne, gavée à grand train d’informations télévisuelles. Rien ne m’échappe, tout devient futile et je me surprends à jouer l’imbécile heureux. Est-ce là tout mon appétit d’une vie ? J’aurais préféré mourir en canard sauvage qu’élevé en batterie avec vous autres, la cervelle aussi malléable que la cire chaude.

Marine s’accouda sur le rebord de la fenêtre. Elle tira une cigarette de son paquet, la fit tournoyer quelques instants entre ses doigts, puis, avec une résolution certaine, l’alluma en contemplant la rue détrempée par la pluie.

« Parfois, j’aimerais aussi être un imbécile heureux. Nous sommes tous des sots, mais pas béats. Le bonheur a disparu de la surface carrée de notre monde depuis bien longtemps. »

Extrait 5.

« Tout jaillit comme un torrent. Je ne contrôlais ni le flot ininterrompu de mes paroles ni l’écume noire de leur sens. Les mots coulaient d’eux-mêmes et leurs divers échos s’écrasaient avec fracas contre les parois de Pierre : « Pierre, Pierre ! Comme j’aimerais rire, danser, crier dans tes yeux. Mais ils ne m’offrent seulement qu’une cascade de pluies et les vapeurs d’infinies douleurs.

Ô Pierre ! Pierre ! Dis moi que tu m’aimes, dis moi que rien ne peut se finir jamais, que nous sommes l’eau vive. Rappelle moi donc nos désirs de glace que nous sucions pour mieux réchauffer nos caprices d’amoureux. Où avons-nous donc embarqué, Pierre ? Où irons-nous sans que je ne puisse jamais plus nager dans ton âme comme tu t’ébrouais dans la mienne ? Les battements de mon être sont autant de courants que tu assèches dans tes bras. Pierre, Pierre ! Je t’ai donné mon cœur. Il est encore humide d’un amour sincère. C’est un cœur pêcheur. Il a vogué à contre-courant de mon orgueil, pour la beauté du tien, pour des cascades qui ne coulèrent jamais le long de tes yeux. »

Extrait 6.

« (…) Et lorsque ton regard se portera enfin sur le mien, j’irai mieux. C’est pour cela que je t’écris. Je me doute bien que tu resteras insensible à ma lettre comme tu l’étais à mes dires. Nous nous sommes éloignés tous deux. Ce qui fut naguère ma joie m’apparaît désormais comme une triste illusion. Je n’attendrai plus, je ne te désirerai plus. Pars, je sais que tu ne te retourneras pas. Je n’étreindrai plus cette main qui m’apporta tant de consolations. Je n’embrasserai plus ces lèvres qui embrasèrent mon cœur. Je disparaîtrai dans l’ombre mais sache que tu ne seras jamais plus autant aimé que tu ne le fus jadis, avec moi. »

Extrait 7.

« On passe souvent par de drôles de passages dans sa vie. Et je dois dire que les miens sont, le plus souvent, incongrus. C’est peut-être pour cela que la monotonie m’ennuie tant. J’ai donc pris goût à nombre d’aventures fantasques, où un n’importe quoi revêt un caractère extraordinaire, n’importe qui devient un héros et n’importe où reste toujours un lieu féerique.

J’ai aimé me perdre dans ces sentiers, hors d’un monde trop réel à mon goût, attendant la survenance d’un événement véritable qui me tirerait de l’enlisement où m’avait conduit l’ennui de l’habitude. Mais je pris peur de cette créativité trop vive. Le rêve tentait de m’enfermer dans un idéal voulu à mon image. Je créais toujours davantage, repoussant au plus loin les frontières du réel. J’étendais continuellement mon royaume de l’esprit, et le risque de m’en faire prisonnier avec.

C’est un prix bien cher à payer pour vivre un rêve éveillé. Le retour parmi les hommes se voulait toujours plus cruel et amer et, la nuit, le sommeil me tourmentait de mille maux que je connaissais trop bien pour les avoir déjà vécus. Je m’étendais alors, l’œil voilé et le visage de marbre. Une douloureuse langueur me prenait si bien que je ne bougeais pas plus qu’un mort. Le temps s’amusait à s’écouler plus lentement. L’attente, avide, interminable, de l’arrivée d’un fait nouveau à transformer en refuge onirique me devenait insupportable. Il m’en fallait toujours plus et je n’étais jamais rassasié.

C’est à l’empire des sens que je dois de ne pas m’être égaré dans ces allées inconscientes. Je ne voyais ni ne touchais totalement la Galatée. Éternel amant déçu, j’abandonnai subitement toute la passion qui m’avait jadis habité.

Par quels chemins difficiles j’ai marché pour retrouver la raison que mon mépris m’avait ôtée ! Car le jour où il me vint à l’idée d’arrêter là mes folies passagères, le monde devint plus morne, plus terne, plus gris qu’il ne le fut jamais. »

Extrait 8.

« Je levai les yeux au ciel, exaspéré. Quand comprendront-ils enfin qu’on ne règle pas l’ordonnancement du cœur aussi facilement que celui d’un tableau ? Il y a des œuvres sentimentales qu’on ne peut ni agrandir ni raboter à sa guise. Elles demeurent inaliénables. Les peintures de nos sentiments sont de par trop inégales. Beaucoup d’entre elles sont fades, pâles ou peignées d’un blanc sali d’indifférence. Mais certaines peuvent être aussi lumineuses que les sommets alpins ou aussi ténébreuses que les grottes marines. Celles-là, je ne les ai que trop bien vues. On se sent oppressé par leur obscurité.

Nos pièces intérieures, qui renferment jalousement ces peintures, sont bien souvent étroites et sombres. Il est bien aisé d’en sortir. La petitesse de ces endroits vous pousse tout naturellement vers l’extérieur. Bienheureux est l’étranger qui y pénètre. Qu’il célèbre de tout son contentement sa réussite à demi-teinte. Il n’en sortira que trop rapidement ou en restera prisonnier, sans jamais toutes les visiter.

Des toiles qui agrémentent nos appartements de l’âme, quelque unes resplendissent, sans pour autant être des chefs d’œuvre. Elles sont le plus souvent d’ocre et teintées de pourpre. Elles exposent discrètement leur timide splendeur dans quelques coins oubliés des pièces. On ne prête jamais assez attention aux travaux de cette sorte. C’est que nous avons trop peur de la vivacité qui s’en dégage. Le peintre amateur en dispose souvent une dans son atelier, sans nous avertir. Et, un jour, lors d’une visite impromptue, nous voici irrémédiablement attiré vers elle. Elle est pourtant grossière et peu travaillée. Le trait peut être affiné et les formes se préciser. La ligne de fuite est toutefois toujours mise en évidence.

Invité du cœur des autres, je reste pantois devant leurs tableaux. Figure toi la Méduse du Caravage. L’horreur présente, dans ses proportions figuratives, resplendit de beauté » . – « Euh... ? »

« Vois maintenant comme je t’aime. L’amitié que tu me proposes sera laide à faire peur. »

Guillaume Togay.

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