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Jean Grémillon ou l'Art du doute

par Paul Vecchiali

Il est sans doute absurde aujourd’hui de parler de probité, de fermeté morale. C’est bien pourtant ce qui a porté Jean Grémillon tout au long de sa vie. 

Non, ce n’était pas un « rigolo », c’est peut-être le seul reproche qu’on pourrait lui faire ; encore qu’il savait, le cas échéant, rire ou chanter. Mais tenir cette éthique au sein d’une profession qui n’en a rien à faire demande une certaine gravité… Grave, il l’était aussi parce que soucieux…

Soucieux de la conservation des films, de sa rigueur professionnelle. Soucieux enfin de ne pas laisser ses contradictions entamer sa lucidité.

Dans La Petite Lise (1930) : sons et images dissociés.

Graffitis sur fond de brouhaha : direct confus…

Documentaire sur le modus vivendi des bagnards : jeu de cartes fiévreux, jeu du « casse-pipe », enfermement d’un solitaire qui semble planer hors de tout contexte, horreur et dérision, harmonica en sourdine presque noyé dans l’ambiance qui devient, peu à peu, l’ouverture de la chanson « Ferme tes jolis yeux « car tout n'est que mensonge au pays merveilleux, au doux pays des Songes ».

Documentaire et fiction s’épousent enfin. Le cinéma sonore vient de naître.

Un train entre en gare à La Ciotat. La lumière de ce jour, anodin, ensoleillé, est captée « à jamais » par une machine. Plus tard, après une série d’opérations mystérieuses ou mystiques, une autre lumière sera nécessaire pour restituer l’originelle, précipiter notre mémoire dans le souvenir de ce jour-là, de cet événement-là, de ce train-là, dans cette ville-là.

Deux lumières comme deux frères.

La première, naturelle, évidente, souple à l’œil ou savamment orchestrée. La seconde, puissante, pénétrante, fonctionnelle. Si l’on repense aujourd’hui à ces images, on est frappé par la liberté des personnages qui les hantent.

Liberté perdue ? Sourire de femmes, chapeaux alambiqués, gestes hâtifs ? Frémissements de vie que l’Art n’a pas encore domestiqués. Quoi ? Cette petite fenêtre ouverte sur le monde pourrait être, devenir, de l’Art ? Malgré la censure, malgré le commerce, malgré l’industrie, oui, il est temps que le cinéma s’affirme comme l’Art majeur : celui de la suprême insolence. Qualités que l’on prête d’ordinaire à la musique. Mais Jean Grémillon était, aussi, justement musicien.

Il n’a jamais préparé un film sans avoir au départ une vue extrêmement nette, non seulement des endroits - cela va de soi - où il estime que la musique est nécessaire mais du caractère de cette musique, et, pour autant qu’on puisse parler de forme en matière de musique de cinéma, la forme que la musique doit revêtir.

On l’ignore souvent. On l’ignore parce que Grémillon était l’humilité même. (Disons en passant qu’humilité ne signifie pas soumission). Le thème de cette magnifique chanson signée René Clair pour les paroles et Maurice Jaubert pour la musique a été suggéré par Jean Grémillon lui-même pour le film Quatorze Juillet.

Mais il lui arrivait aussi de composer pour ses propres films ou ceux des autres. Au grand ébahissement de la « profession ».

Il disait : « Pourrait-on se passer de producteur ? J’y pense sérieusement depuis un certain temps. Je suis en train de mettre quelque chose au point à cet égard… La force est quand même de notre côté. Une équipe de réalisation peut faire un film, elle peut le produire mais un producteur ne peut pas réaliser un film… Il va être comme un homme dans le désert avec un monceau d’or qui se demande ce qu’il va pouvoir faire avec cet or… Le rôle qu’il joue au cinéma n’est pas essentiel. Remarquez qu’il pourrait jouer en fait un très grand rôle. Certains ont été de grands producteurs, des producteurs-créateurs. Ils avaient un génie créateur incontestable. Ils laissaient faire des films mieux que leurs auteurs ne pouvaient espérer les faire ».

Il est vrai que, depuis l’arrivée de la Nouvelle Vague, les choses se sont considérablement modifiées. Les producteurs, tels Georges de Beauregard ou André Génovès ou Maurice Tinchant, ou encore Margaret Menegoz, sont davantage les « parrains » d’un film. Ils en assurent la bonne fin, laissent faire leurs réalisateurs.

Mais rien n’est vraiment différent si l’on veut bien excepter les vrais indépendants. La loi du marché est telle que les grands producteurs sont contraints de prendre des risques financiers amoindris par l’utilisation des comédiens ou réalisateurs « bankables » et de comédies « bateaux ».

De plus, l’arrivée dans les financements de la télévision a changé aussi les donnes. D’où le formatage qui s’ensuit et que l’on constate trop souvent.

Cocteau disait à peu près ceci « Qui se flatterait d’avoir un style ? Qui se vanterait d’avoir une verrue ? ».

Reconnaître un univers chez un cinéaste est possible, même souhaitable mais si cette « identité » est le pilier de chacun de ses films, il y a doute sur la sincérité du cinéaste. Chaque film se doit d’être « indépendant » vis-à-vis du reste des autres films. C’est la séquence qui donne le rythme, la lumière, le son, la direction d’acteurs. En bref, l’écriture filmique. Champ/contre champ ou plan-séquence se déterminent en fonction de l’état des personnages et de leurs sentiments.

La force de Jean Grémillon a été de ne soumettre à aucune loi, usant de tous les procédés, prudemment, eût-on dit, mais avec une maestria qui étonne encore aujourd’hui.

Quant au « public », ce terme a été inventé par les exploitants pour faire croire à une entité qui régirait le goût des spectateurs.

Un film est le résultat d’un rêve que l’on demande à chaque spectateur de partager. Prise de risque évidente mais qui rend chacun de ces spectateurs libre. Les choix de Grémillon s’inscrivent dans cette lignée : rêver d’abord, puis faire rêver.

Il affirmait : Nous pouvons dire que l’expression cinématographique cherche, par le moyen des images et des sons, le chemin qui conduit aux régions ignorées des êtres et des choses, non par curiosité ou délectation, mais bien pour y trouver ou pour y rejoindre plus exactement leur secret.

Il y a des films que l’on jurerait écrits avec du sang, tournés comme un cauchemar, vécus à fleur de peau. Pattes Blanches (1948) est de ceux-là. Et ils sont rares. Ce qui est plus rare encore, c’est que cette fournaise ne soit pas platement romantique. Maîtrisée tant sur l’utilisation de l’espace que dans la direction d’acteurs, l’œuvre sent moins le soufre que la solitude. Ils sont tous seuls, aimés ou pas, asservis ou libres.

Si, quelquefois, les scénarii s’étalent avec une imperceptible complaisance dans le dénouement, comment, quoi qu’il en soit, ne pas aimer à la folie des films aussi purs, aussi propres sur la nature, sur les sentiments, sur le hiatus qui ne manque jamais d’exister entre le désir de servir (un peu dérisoire) et le désir tout court (un peu envahissant) ? Ses films sont avant tout des épures dessinées à partir de personnages exemplaires, que la mise en scène déchire et exalte à la fois.

Par exemple, pour L’Étrange Monsieur Victor (1937), le scénario d’Albert Valentin, astucieux dans son principe, et bien construit, possède quelques invraisemblances qui seraient sans doute gênantes si Grémillon n’avait traité le film avec cette belle humanité qui rend tout naturel. C’est certainement la qualité des plus grands que de savoir faire admettre n’importe quoi, comme si les incohérences du récit faisaient partie des personnages, comme si elles étaient leur part de fatalité.

Il y a des films qui vous rendent heureux. Il y en a d’autres qui, en plus, vous comblent par leur complexité, leur intelligence (jamais exhibée) et aussi par leur exigence. Des films, libres, qui provoquent en nous des émotions épurées.

Je peux voir deux cents fois Remorques (1939-1940). À chaque projection, je suis cueilli, surpris, bouleversé, enrichi. Le film s’ouvre sur un miroitement : la lumière frémit dans l’eau, tout y est calme. Si la musique mord ces images, c’est, en principe, pour contrarier le vacillement par la fête.

La fête ? Mariage où il est dit clairement que le marin a deux femmes. L’une que l’on couve et couvre ; l’autre, la Mer, active et exigeante. L’une qui attend. L’autre qui ne peut attendre.

Le couple Renaud/Gabin qu’on nous a présenté comme exemplaire se voit tiraillé entre ces représentations : Mer, Mort, Amour. Allitération symptomatique qui porte en elle ses propres contradictions. Mer, source de vie. Mort, face cachée de la Vie. Amour qui supporte et engendre la Vie.

Mais les signes sont légers qui concernent le son et l’image : contre-jour violent et douloureux où se mêlent l’eau et le feu.

Sur ce seul film où la dialectique règne en maîtresse, Jean Grémillon aurait mérité d’avoir tous les producteurs à ses pieds. Il les a eus sur le dos, au contraire, acharnés à ignorer ou à domestiquer le seul cinéaste français totalement digne de sa profession.

Mais lui va bien et il ira de mieux en mieux.

Paul Vecchiali.

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