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L'Album de la Comtesse

ou

Les Petites Filles merdeuses

(Roman-feuilleton # 01) 

par Terence Telleny

Mise en bouche.

On a longtemps cru que la production littéraire de la comtesse de Ségur, née Rostopchine (1799-1874) s'était achevée avec la sortie des presses du roman Après la pluie le beau temps en 1871. 

On avait tort.

C’était compter sans le hasard qui permet parfois, dans des circonstances inattendues, de remettre la main sur un inédit, un écrit apocryphe, une version expurgée... 

Au mois de mars 2012, notre correspondant très spécial Terence Telleny, qui, n’ayant rien de plus excitant à faire ce jour-là, tentait de tromper l’ennui et ses deux amants du moment, lui-même très ennuyeux en traînant ses guêtres dans un vide-grenier du côté de Kimperlé, tomba un peu par hasard sur un manuscrit jaunâtre, dont l’aspect tout sauf ragoûtant (traces de confiture, chiures de mouches, odeur âcre oscillant entre le rance et le moisi...) captiva rapidement son attention.

Bien moins cependant que la mention double d’un nom d’auteur, censément incomplet, et d’un titre qui l’était tout autant.

Le tout présenté comme suit :

Les Petites Filles merd

par

Madame la Comtesse de S

Née Rost

Des empreintes dentaires minuscules et néanmoins nettement visibles laissaient clairement entendre que des rats, souris ou mulots étaient passées par là, malgré l’aspect à proprement parler dégoûtant de l’ensemble.

La page de titre, elle aussi passablement endommagée, comportait une annotation, rédigée à l’encre violette, d’une écriture que le nombre de points d'exclamation recensés (une peu plus d’une vingtaine pour 5 ou 6 lignes de texte manuscrit) suffirait à qualifier de nerveuse :

Odieux !!!

Abject !!!

Immonde !!!

Impubliable en l’état !!!

Cette femme est devenue folle, depuis qu’elle a s'est mis dans le crâne l’idée de rentrer dans les Ordres !!!

À jeter au feu, toutes affaires cessantes !!!!!!

L. H.

De plus en plus intrigué, notamment quant à la question consistant à savoir si c’était le manuscrit ou son auteure présumée (ou bien les deux à la fois) que le mystérieux L. H. préconisait de faire figurer au centre de l’autodafé par lui décrété, Terence Telleny, se boucha les narines d’une main, mais n’en poursuivit pas moins son feuilletage de celle restée libre.

Il crut d’abord que l’objet dégueulasse qu’il tenait entres les mains, ou plus exactement du bout des doigts, relevait du mauvais pastiche ou de la parodie honteuse.

Pour autant, deux détails ne manquèrent pas de frapper son attention :

1. La comtesse de S(égur), née Rost(opchine) était bel et bien entrée dans les Ordres en 1866, année qui l’avait vue revêtir l’habit des Tertiaires franciscaines, en qualité de sœur Marie-Françoise.

2. Les initiales L. H. pouvaient raisonnablement renvoyer à celles de l’éditeur historique de la Comtesse, Louis Hachette, disparu en 1864.

Dès lors intimement convaincu de tenir entre les mains, fût-ce à bout de bras, un manuscrit demeuré inédit, mais très probablement rédigé entre 1859 et 1864, de l’auteure des Malheurs de Sophie, Terence Telleny entreprit mentalement de savants calculs destinés à lui permettre de l’acquérir au plus bas prix, le montant optimal ne devant en tout état de cause dépasser 10 % de son RSA-socle. Par chance, il avait totalement arrêté la coke et le paquet de cigarettes n'avait pas encore dépassé le cap symbolique des trente euros.

Un peu contre toute attente, ce fut le vendeur du vide-grenier qui le tira d’affaire, en lui proposant de lui céder l’objet de sa convoitise pour rien, « à condition que vous me débarrassiez aussi de mon stock Lévy-Musso-Nothomb-De Vigan-Werber. Et en prime, je vous offre une bolée de cidre. J’offre le cidre. »

L’affaire conclue autour d’une poignée de mains et de plusieurs hectolitres de cidre, Terence Telleny prit congé du vendeur, se débarrassa promptement du stock Lévy-Musso et consorts en les offrant – grand mot – à un SDF croisé sur le chemin emprunté pour regagner la gare TER et qui tenta de lui expliquer, en vociférant beaucoup, qu’il n’était pas tombé si bas pour accepter l’aumône du Nothomb 2011-2012, qu’il n’était ni une poubelle, ni une déchetterie ambulante, etc.

Faisant celui qui n’attendait pas, Terence Telleny poursuivit tranquillement sa route, et, rentré le soir même à Paris, exhiba sa trouvaille devant les membres du collectif « Le Point G. », dont il faisait alors partie.

Trop occupés à disserter sur l’épineuse question de savoir si le dernier album de Beyoncé était pire que le prochain album du Rihanna, ou bien l’inverse, les « G. » firent à peu près autant de cas du manuscrit dégueulasse agité en cadence sous leurs yeux par l’heureux Terence, lui de plus en plus fier de sa trouvaille, que Terence, quelques heures auparavant en avait fait du premier roman de Delphine de Vigan.

L’affaire en resta là. Terence, un peu déçu, passa la nuit entière à tenter de déchiffrer l’écriture, a priori difficilement lisible, de la Comtesse de S, née Rost. La tâche lui parut d’autant plus ardue que les rats, souris et mulots ne s’étaient pas contentés de grignoter les premières pages. À dire vrai, c’étaient des paragraphes entiers qui manquaient, dont le contenu, faute d’avoir su emballer le mystérieux G. H. avait manifestement beaucoup plus à des générations entières de rongeurs de tout poil.

Un brouillon de lettre plié en huit – manuscrit lui aussi – trouvé entre les deux dernières pages lui permit d’assembler les pièces encore manquantes du puzzle.

« Madame la Comtesse. C’est avec un intérêt très vif que je viens de prendre connaissance du manuscrit de votre dernier roman en date, qui correspond bien, sur le fond (ou tout du moins dans les grandes lignes), à la suite des Les Petites Filles modèles, que je vous avais réclamée au printemps dernier. Néanmoins, il apparaît, à tête reposée, que le texte du dernier chapitre par vous proposé n’est pas sans poser de nombreux problèmes sur la forme. Aussi vous suggéré-je, avec tout le respect dû à une personne de votre sexe, de votre qualité et de votre talent, d’en publier l’épilogue que dans une version légèrement expurgée (à votre convenance par vos soins ou par ceux de mes prête-plumes), davantage conforme aux attentes de vos jeunes lecteurs et, plus encore, à celles de leurs parents. Par ailleurs, le titre envisagé – Les Petites Filles merdeuses – ne me semblant pas spécialement heureux, je crois de mon devoir de vous soumettre plusieurs propositions de titre alternatif un peu plus neutres, comme, par exemple, et de façon purement indicative, Vacances à Fleurville, Bonnes Œuvres et Colin-Maillard, La Partie de cache-tampon, La Charité récompensée, Les Bonheurs de Sophie, ou même, tenez, plus simplement, Les Vacances. Qu'en pensez-vous ? Veuillez agréer, chère Comtesse, l’expression de mes hommages les plus respectueux. Votre éditeur et néanmoins ami. Louis. »

Terence Telleny compte, parmi d’innombrables qualités, une patience que d’aucuns pourraient à bon droit qualifier d’angélique, pour peu qu’ils acceptent de faire abstraction de son tempérament – absolument notoire – d’authentique diablotin. En vertu de quoi, s’inspirant du texte d’origine laissé à peu près en état par les rongeurs que l’on sait, il a passé pas loin de six ans à reconstituer, comme il a pu, les lignes manquantes, tout ou partie, les phrases incomplètes et les paragraphes mutilés, de ce qui pourrait être, de toute évidence, la version non censurée du dénouement du triptyque Les Malheurs de Sophie-Les Petites Filles modèles-Les Vacances.

Le contenu de ce qui suit n’engage bien évidemment que lui, mais l’équipe de Beauties and Beasts est néanmoins fière et heureuse d’en publier le premier chapitre.

Morel De Méral.

P.S. : Depuis, Terence Telleny a fait fortune. Il a rapidement quitté le collectif « Point G. », point assez subversif à son goût, a, peu de temps après, gagné au Loto l’équivalent de ce que Bernard Arnault parvient à placer hors de France chaque semaine, et, aux dernières nouvelles, occuperait à l’année une suite à Éden Roc en compagnie d’une vingtaine de jeunes gens monstrueusement montés et vêtus avec la dernière élégance.

Chapitre I.

Les vacances étant finies, nous laisserons grandir, vivre et mourir nos amis sans plus en parler. Certains auront, comme on le verra, préalablement beaucoup souffert. Voire, pour les moins fortunés d’entre eux, enduré préalablement le pire, ce tant physiquement que moralement. C’est la vie. Et la vie est une vallée de larmes. En vertu de quoi la solution la plus simple consiste encore à ne pas du tout naître. Ou de mourir entre trois et six semaines. Parce qu’après, il est généralement beaucoup trop tard.

Je dirai seulement à ceux qui ont pris intérêt à mes enfants autrement que sous un jour réprouvé par les lois en vigueur de la plupart des pays (sauf au Yémen, où l’on peut légalement épouser des fillettes de six ans et quatre kilos avec la bénédiction de leurs parents) que Mme de Rosbourg alla s’installer dans son nouveau château, mais qu’elle continua à voir Mme de Fleurville tous les jours, pour de parties d’agace-cramouille dont les hommes étaient – par définition même – totalement exclus. À dire vrai, depuis le retour inopiné de M. de Rosbourg de chez les sauvages et de la prompte remise en ménage qui s’ensuivit, le minou délaissé de Mme de Fleurville hurlait furieusement à la mort, surtout la nuit : la fidélité – bien que conditionnelle – de son amie lui fut donc quelque temps d’un précieux secours.

Tout passe en ce bas monde, hélas, et une quinzaine d’années plus tard, un Alzheimer précoce ayant contraint Camille et Madeleine à faire interner, au nom de la charité chrétienne, leur mère désormais réduite à l’état de légume, elle s’éteignit paisiblement à l’hospice municipal de Laigle, par un beau matin de novembre exceptionnellement ensoleillé, étouffée par son propre vomi. Le cuisinier de l’établissement fut rapidement inculpé pour avoir sciemment détourné, des années durant, les denrées destinées aux pensionnaires, méthodiquement remplacées par du mou de veau moyennement frais et de la pâtée pour chats plus ou moins avariée. Après avoir reconnu les faits de bonne grâce, le brave homme se suicida en prison, de manière assez tout à fait imprévisible, en avalant du verre pilé, une poignée des allumettes soufrées et un plein sachet de semences Monsanto © en attente d’homologation. L’instruction en cours prit fin avec son décès, de sorte que les familles de ses victimes en général, et celle de Mme de Fleurville en particulier, ne furent jamais indemnisées.

S’étant quant à elle avisée depuis longtemps qu’une chatte est une chatte, et que celle – au demeurant bien plus fraîche – de sa jeune, jolie, peu farouche et raisonnablement vénale femme de chambre ferait en définitive aussi bien l’affaire que celle d’une amie de vingt-cinq ou trente ans désormais tout à fait impotente, Mme de Rosbourg, que la déchéance tant physique que morale dégoûtait viscéralement, surtout chez les autres, n’alla pas rendre une seule fois visite à Mme de Fleurville durant tout le temps que cette dernière passa à l’hospice. Et encore moins une fois qu'elle fut tout à fait décédée. Dans un cas comme dans l’autre, elle n’en conçut aucun remords. Et pas davantage lorsqu'elle apprit, des années plus tard, de la bouche du fossoyeur local, rencontré par hasard, qu’à en juger les cris perçants et répétés – un temps confondus avec ceux d’un chat-huant – qu’il avait pu entendre en provenance du caveau de famille des Fleurville au cours des trois ou quatre semaines ayant suivi le obsèques religieuses de la maman de Camille et Madeleine, il n’était pas du tout certain que cette dernière eût été complètement morte au moment de son inhumation. Bien plus tard encore, après que les petites filles modèles, l’une et l’autre fort avancées en âge, eurent à leur tour rendu l’âme dans des circonstances rien moins que tragiques (cf. infra), il fallut, pour leur faire de la place, déplacer de quelques mètres le cercueil renfermant la dépouille de Mme de Fleurville. Aux dires des nombreux témoins de bonne foi présents, les parois et le couvercle dudit cercueil arboraient de singulières marques évoquant quelque peu des griffures effectuées de l’intérieur, rageuses, désespérées et totalement irrespectueuses, au seul rapport du coût cumulé du chêne massif utilisé et des luxueux capitons de velours grège initialement destinés à offrir un confort optimal à la châtelaine disparue.

Marguerite et Paul donnaient tous les jours aussi rendez-vous à leurs trois amies à mi-chemin des deux châteaux pour des parties endiablées de « fais pas le con » aussi furieuses qu’animées. Pour autant, Paul, à la fois inférieur par le nombre et handicapé par les faibles proportions de son appendice intime, peinait fâcheusement à satisfaire les quatre charmantes, plus insatiables les unes que les autres (Camille et Madeleine surtout, preuves vivantes s’il en fut que les oies blanches font généralement les grosses salopes). Au fil des ans, il développa en toute logique un complexe d’infériorité qui finit par lui devenir un peu plus préjudiciable qu’il ne l’aurait souhaité. À sa majorité civique, il était parfaitement stérile et tout à fait impuissant. À trente ans, plantant sa famille – d’ailleurs désormais limitée à Marguerite, épousée en très grande partie pour de sordides questions d’héritage et sans désir aucun – et dans le but avéré de recommencer sa vie sur des bases aussi saines que solides, il s’expatria en Grande-Bretagne. Son arrivée à Londres coïncida peu ou prou avec les premiers « exploits » attribués – trop hâtivement sans doute – à Jack l’Éventreur.

À suivre…

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