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Le Crépuscule des dieux

par Pierre Emö

Les garçons de ma génération ont découvert le porno par l’arrivée d’Internet dans leurs foyers. Une entrée crue en la matière, l’avènement de la pornographie dans tout ce qu’elle a de plus réaliste et de moins artistique. Et si nos premières atteintes au plaisir furent in extremis permises grâce à nos qualités cérébrales, il faut reconnaître que cela fait bien longtemps aujourd’hui que nous n’avons plus fermé les yeux pour laisser libre cours à notre imagination. Au coeur de cette abondance, rien ne m’avait préparé à la rencontre de Querelle. Rien n’a, à vrai dire, préparé les garçons de ma génération à cet effarement total. Certains n’y goûteront d’ailleurs jamais. D’autres le mépriseront et le relayeront au kitsch. Pour les plus sensibles, une fois passé de l’autre côté du miroir, il est difficile, voire impossible de faire demi-tour.

Dans cet autre monde, celui d’un crépuscule permanent de film de studio, de rêve de cinéma, de fantasmes tous azimuts, le désir nage dans une condition très pure, voire neutre, puisque l’on fait finalement peu de cas de définir l’homo ou l’hétérosexualité. Dans Querelle, ou plus précisément à la Féria, « le bordel le plus dégueu du monde », c’est simple comme un jeu de dés. « Si tu gagnes, tu te prends une pute, si tu perds, tu te prends le patron dans le cul… en plein. » Entre la morgue affichée pour la chose et l’élévation spirituelle vers laquelle tend en paradoxe le film de Fassbinder, Querelle dicte ses propres lois et invite à aller hors de soi.

Après avoir fréquenté le tout-venant de Berlin Alexanderplatz, côtoyé Maria Braun, Veronika Voss, ou Lola, et dressé à travers elles un portrait – d’une moitié – de son pays, Rainer Werner Fassbinder s’aventure dans le port sombre et moite de Brest où il se frotte aux désirs virilistes des marins d’un monde à part. Alors que les éclairages, une fois n’est pas coutume chez le cinéaste, servent à une troublante dramatisation de l’espace mental des personnages, à un excès lyrique s’envolant vers la poésie, sa vision du monde s’éthère de films en films, et parvient ici à une sorte d’acmé métaphysique. Ne se limitant pas à la vue – déjà foudroyante en soi – des corps des marins, il la déploie dans les descriptions en voix-off de leur mécanique envoûtante dans le théâtre du désir. Dépassant les confins du cinéma et le confrontant à la forte teneur littéraire de l’oeuvre de Jean Genet, qui semble lui prêter main forte, il cite (entre autres) Portrait de Saint-Just par Paganel ou De L’Amour de Plutarque, comme autant de révélations, sur fonds d’un blanc éblouissant et sur des musiques tout à fait célestes. Tels sont, pour n’en citer quelques uns, les traits de génie de la mise en scène littéraire et moderne de Fassbinder sur ce dernier film. Et quel stupéfiant destin que de voir conjointement s’élever la figure de « Querelle » au moment même où s’éteint Fassbinder. Cette tragique beauté confine elle-même à cet état incandescent de l’extase – au sens le plus mystique du terme. Extase de la beauté émanant de « Querelle », célébrée de tous, et même de lui-même (aussi fier que les innombrables phallus dont ce film est peuplé), mais plus intensément encore, extase de la beauté émergeant jusqu’à ses propres marges, dans une région trouble où elle côtoie la laideur, où elle pénètre la dimension du baroque. L’outrance de ses couleurs et la qualité dramatisante de son esthétique, surpassent et relayent totalement la simplicité du beau à sa vulgarité, dévoré par quelque chose qui les dépasse : le sublime. En définitive, nul autre endroit rêvé, pour le désarmant Querelle, que d’exister dans cette dimension où les saints côtoient les putains.

Limbes de plaisir, paradis défendu, monde-fantasme… C’est dans cet inconnu que s’aventure également le quidam de Bijou de Wakefield Poole (1972), dont le titre traduit de manière emblématique et littérale la splendeur du lieu du crime : un cinéma porno au nom métonymique. Ancien danseur puis chorégraphe, Poole réalise là son premier film pornographique, qu’il conçoit dans une simplicité si fondamentale qu’elle s’apparente à une tentative d’art total. L’itinéraire de son héros s’échelonne du réalisme grouillant des rues de New-York – où un certain John Cassavetes devait probablement tourner en parallèle –, jusqu’à l’abstraction la plus totale du décor où la salle obscure s’avère une véritable boîte de Pandore : rien qu’un fond absolument noir où se découpent les formes extatique des corps, baignés dans des compositions lumineuses et scintillantes, dans des expérimentations symboliques et formelles ne reculant face à aucune audace. À des années lumières de la crudité contemporaine, notamment au niveau sonore : ce sont des musiques classiques, voire symphoniques, entre autres celle de Gustav Holz, rien que ça, qui se substituent aux ambiances sonores et aux râles de plaisir. Sans doute contraint par le type de production à se passer d’un travail sonore digne de ce nom, mais finalement, alternative géniale voire même grandiose…

Équation à un inconnu de Dietrich de Velsa (1978-1979) voit défiler les hommes entre les mains de son héros comme un saint égrènerait les perles de son chapelet. Il est le dénominateur commun à tous ces hommes, qu’il convoque à la fin du film pour une ultime jouissance. Mais les a-t-il d’ailleurs vraiment rencontrés ? Ou le film n’est-il qu’une série de purs fantasmes abandonnés à l’ennui de vivre de créatures esseulées, réunies dans un imaginaire où leurs esprits se délassent et délaissent la froideur moite de leurs sordides chambres de bonnes ? Mélancoliques, et sublimes à en pleurer, comme les personnages d’un roman inconnu de Jean Genet. La mélodie lancinante du film, pénétrante, accentue chaque fois davantage la mélancolie de ces rencontres éphémères, jusqu’à l’imprégner totalement pour faire sur l’autel du désir son lit et son domaine. La dimension collective, presque collégiale, de ces cérémonies secrètes du désir, est éminemment portée disparue de nos jours.

Ils s’appellent Rainer Werner Fassbinder, Wakefield Poole, Francis Savel aka Dietrich de Velsa, pour ne citer qu’eux. Pourtant, le porno des Seventies ne tarissent pas de précieux trésors, aux idées de mise en scènes sidérantes, bien plus inventives, la plupart du temps, bien plus poétiques, que le cinéma « classique » n’a que rarement osé en offrir. Le conservatisme de notre époque et sa vision sinistre de la pornographie ne peut que nous inciter à la redécouverte de ces golden years. Sans oublier, bien sûr, de porter également les yeux vers le présent et l’avenir, et d’y scruter la discrète constellation d’artistes prêts à assurer une relève à ces auteurs oubliés et à leur monde secret. Ils s’appellent Yann Gonzalez, Bertrand Mandico, Patric Chiha, Noel Alejandro - il n’y a sûrement pas qu’eux.

Quoiqu’il en soit, c’est dans cette fusion, et au cœur de cette querelle que s’est révélée à moi la confondante beauté du sublime, du cul et de Fassbinder. Trop jeune sans doute, il m’a d’abord été difficile de contextualiser la beauté sous un éclairage baroque, et d’aimer Querelle la première fois autant que je l’aime aujourd’hui. Une zone de danger trop évidente au regard critique et péremptoire d’un jeune garçon ne pouvant qu’adopter une attitude de réticence pour se protéger d’une oeuvre qui lui échappe. D’autant plus lorsque les figures qui la peuplent sont des personnages de Fassbinder dans le spectre de Genet, dont l’identité les met fondamentalement en marge, en détresse, en danger. Un climat de duel, inquiétant, tumultueux, irrésistible. Rien d’étonnant non plus à constater aujourd’hui combien cette œuvre fût rétrospectivement séminale, et comment elle m’est revenue avec tout le déstabilisant délice qui lui est dû. Dans son paysage à l’artificialité florissante, aux symboles charismatiques, et au soleil trompeur, les contours d’un manifeste brûlant sont apparus. Ils m’ont invité à reconnecter la pornographie à l’imaginaire sensuel et débridé, à rendre au fantasme son ardeur et sa flamboyance, et à reconsidérer le désir dans sa vaste infinité.

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