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Artaud et le 7ème Art : L'Amour vache

par Morel De Méral

Lorsque, dans le numéro de mars 1923 de la revue Théâtre et Comœdia, René Clair, cinéaste quasi débutant, lui posa la question « quel genre de films aimez-vous ? », Antonin Artaud, comédien de théâtre depuis trois ans, mais pour l’heure absolument vierge de toute forme d’expérience cinématographique, répondit : « J’aime le cinéma. J’aime n’importe quel genre de films. Mais tous les genres de films sont encore à créer. Je crois que le cinéma ne peut admettre qu’un certain genre de films : celui seul où tous les moyens d’action sensuelle du cinéma auront été utilisés. »

Vers la même époque, le futur initiateur du Théâtre de la Cruauté, pour l’heure âgé de vingt-six ans, se détache insensiblement des planches, où Firmin Gémier et Charles Dullin, ses deux premiers mentors en date, n’ont, l'un comme l'autre, cru devoir lui confier que des rôles secondaires, à l'opposé de sa future conquête, compagne et égérie, l'actrice grecque Génica Athanasiou (1897-1966), déjà unanimement considérée comme une des valeurs les plus sûre de la troupe de l’Atelier. Après un passage express par la Comédie des Champs-Élysées, alors dirigée par Georges Pitoëff, où il se distingue – furtivement – l'espace trois ou quatre créations, ce tout en demeurant cantonné dans les utilités, Artaud renonce définitivement à la scène. Et inversement.

Attendant du Septième Art des emplois à la mesure de ce qui apparaît déjà, chez lui, comme un goût déclaré pour la démesure, donc plus consistants qu’un rôle de « premier mystique » dans La Petite Baraque ou de « quatrième robot » dans R.U.R. ( « comédie utopiste en trois actes et un prologue »), par ailleurs persuadé de longue date qu’« au cinéma l’acteur n’est qu’un signe vivant : il est à lui seul toute la scène, la pensée de l’auteur », Artaud finit par s’adresser à Louis Nalpas, directeur artistique de la « Société des Cinéromans » et, à la ville, son cousin du côté maternel. Nalpas, pour qui l’esprit de famille n’est pas une vue de l’esprit, le fait engager coup sur coup sur le tournage d’un long-métrage de Luitz-Morat (Surcouf, le roi des corsaires, 1924) et sur un court-métrage que Claude Autant-Lara, cinéaste débutant de vingt-trois ans point encore encarté à l’extrême-droite, s’apprête à mettre en scène. Dans ce Fait divers minimaliste autant qu’étrange, réalisé au mois de mars 1924, Artaud donne la réplique à Louise Lara, ex-sociétaire du Théâtre Français et mère, à la ville, du futur réalisateur de La Traversée de Paris, en même temps qu’il y personnifie un amant de cœur étranglé au ralenti par un époux jaloux.

Un an plus tard, toujours grâce à l’entremise du cousin Nalpas, Artaud fait la connaissance d’Abel Gance, sur le point de mettre en chantier la fresque historique que l’on sait. Alors que le futur réalisateur de Napoléon est connu pour être d’un abord peu facile, il apparaît qu’il sympathise vivement avec le comédien postulant, auquel il propose d’interpréter le rôle de Marat. Artaud n’a pas trente ans, le personnage en compte pour le moins cinquante, la composition qui ressortira de la rencontre, face caméra, entre le tribun assoiffé de sang et le futur concepteur du Théâtre de la Cruauté, s’avérera saisissante à plus d’un titre. Lorsque neuf ans plus tard, Gance décide de tourner des séquences additionnelles en vue d’une version sonore, Artaud, plus émacié, plus inquiétant et le visage plus contracté que jamais, rempile comme un seul homme, qui se fend, de bon gré, de plusieurs scènes supplémentaires.

Toujours dans le cadre de son interview par René Clair, Artaud affirmait réclamer « des films fantasmagoriques, des films poétiques, au sens dense, philosophique du mot, des films psychiques. Ce qui n’exclut ni la psychologie, ni l’amour, ni le déballage d’aucun des sentiments de l’homme. Mais des films où soit opérée une trituration, une re-malaxation des choses du cœur et de l’esprit afin de leur conférer la vertu cinématographique qui est à chercher. » En toute logique, il s’essaie très tôt à l’écriture de scénarios, demeurés inédits pour la plupart . L’un d’eux, Dix-huit Secondes, propose ainsi de « dérouler sur l’écran les images qui défilent dans l’esprit d'un homme, frappé d’une « maladie bizarre », durant les dix-huit secondes précédant son suicide. » Un seul d’entre eux sera finalement tourné, que son auteur renoncera à réaliser lui-même, demandé par Carl Theodor Dreyer et conséquemment accaparé par la préparation du rôle du confesseur de La Passion de Jeanne d’Arc. Germaine Dulac assurera, à sa place, la mise en scène de La Coquille et le Clergyman, qui engagera Alex Allin pour reprendre au pied levé le rôle laissé vacant par le départ volontaire d’Artaud, mais maintiendra la muse de ce dernier – Génica – dans la distribution. Comme on le sait, Artaud scénariste, s’estimant, au vu du montage définitif, trahi par la réalisatrice, prendra les rênes de la cabale menée par ses compagnons en surréalisme lors de la première publique du film, présenté aux Studios des Ursulines le 9 février 1928. « Germaine Dulac est une grosse vache ! ». Plus regrettable : la rencontre, face caméra, des deux bêtes de scène que furent en leur temps Antonin et Génica n’aura, de fait, jamais lieu.

Quelques mois avant les faits évoqués plus haut, Artaud, apprenant la mise en chantier imminente par Jean Epstein de La Chute de la maison Usher (1928), s’est spontanément proposé pour y interpréter le rôle de Roderick Usher. « Je n’ai pas beaucoup de prétentions au monde mais j’ai celle de comprendre Edgar Poe et d’être moi-même un type dans le genre de Maître Usher. Si je n’ai pas ce personnage dans la peau, personne ne l’a. Je le réalise physiquement et psychiquement. Ma vie est celle d’Usher et de sa sinistre masure. J’ai la pestilence dans l’âme de mes nerfs et j’en souffre ». Pourtant, ayant passé quelques essais, Artaud, dont la suracuité de l’interprétation est mise en cause, se voit préférer un comédien moins ostensiblement paroxystique, au surcroît un peu plus connu du grand public que lui, Jean Debucourt. Pour s’en consoler, il enchaîne les tournages, et hérite, l’année suivante, d’emplois marquants, quoi que secondaires, dans L’Argent (Marcel L’Herbier, 1928), superproduction sur fond d’ambiance « Arts Décos » (cf. supra), et dans Verdun – Visions d’Histoire (Léon Poirier, 1927-1928), œuvre somme toute inattendue – du moins à première vue – dans son curriculum vitæ cinéma (cf. infra).

Artaud se justifiera auprès des surréalistes de sa participation au film en arguant du fait que Verdun – Visions d’Histoire « n’est pas un film patriotique, fait pour l’exaltation des plus ignobles vertus civiques, mais un film de gauche pour inspirer l’horreur de la guerre aux masses conscientes et organisées. Je ne compose plus avec l’existence. Je méprise plus encore le Bien que le Mal. L’héroïsme me fait chier, la moralité me fait chier ». On peut imaginer que c’est exactement pour les mêmes raisons qu’après un détour express par Berlin pour rejoindre – distribué dans le rôle d’un apprenti mendiant – la distribution française de L’Opéra de quat’sous (Georg Wilhelm Pabst, 1930), tourné en double version, il acceptera d’interpréter, toujours à l’aube du Parlant, le « Vieublé » des Croix de bois, drame militaire et film choral réalisé de main de maître par le vétéran Raymond Bernard (1931).

Il semble pourtant que quelque chose se soit irrémédiablement brisé entre Artaud et l’industrie cinématographique au moment des déceptions conjuguées liées à l’adaptation jugée ratée de La Coquille et le Clergyman et à l’engagement de Jean Debucourt sur La Chute de la maison Usher. Artaud tournera néanmoins régulièrement, de la fin du Muet à l’exact mitan des années 1930, mais sa motivation sera désormais d'ordre essentiellement économique. De surcroît, il n’apprécie guère le Parlant, qui, à ses dires, a transformé le Septième Art en une sorte de « machine à l’œil buté », et le cantonne à des emplois certes saisissants – il y est pour beaucoup – mais de plus en plus brefs. En 1933, entre lucidité et amertume, il en publiera l’éloge funèbre dans un article intitulé La Vieillesse précoce du cinéma : « Le monde cinématographique est un monde mort, illusoire et tronçonné. Le monde du cinéma est un monde clos, sans relation avec l’existence. »

Désabusé, mais néanmoins parfaitement conscient que le studio est à même de lui apporter des cachets supérieurs à ceux auxquels il peut prétendre sur les planches, Artaud accepte ce qu’on lui propose, tout en échouant au final là où un autre allumé génial ascendant fou furieux, Robert Le Vigan, parvient, vers la même époque, à s’imposer, film après film, dans des emplois de plus en plus conséquents. On se souviendra néanmoins de lui menant le charivari villageois de Faubourg Montmartre (Raymond Bernard, 1930), traversant l’intrigue de la version française de Kœnigsmark (Maurice Tourneur, 1935) ou personnifiant (cf. supra) un incroyablement habité – en même temps, on s’en serait un peu douté – Savonarole l’espace de quelques séquences anthologiques de Lucrèce Borgia (1935), drame historique de la meilleure eau, qui propulsa Edwige Feuillère, titulaire du rôle-titre, au box-office, et cadeau ultime d’Abel Gance à son ex-interprète de Marat (cf. supra). Comme il l'a déjà été indiqué un peu plus haut, quelques mois avant de se plonger dans la Rome du Quattrocento, Artaud avait « rempilé » dans le rôle du tribun, l’espace du tournage de plusieurs séquences additionnelles d'un Napoléon vu par Abel Gance 2.0 (cf. infra) sobrement intitulé Napoléon Bonaparte (1934).

Sa carrière à l’écran s’interrompt on ne peut plus brutalement. Ses deux derniers films en date à peine distribués, Artaud part pour le Mexique afin de s’initier aux rites du soleil et du peyotl auprès des Tarahumaras. On le retrouve peu après en Belgique, où il est surpris, en pleines négociations avec la fille du directeur des Tramways de Bruxelles, à évoquer à haute voix « les effets de la masturbation chez les pères jésuites ». Étrangement, il n’épousera jamais sa promise. En septembre 1937, séjournant à Dublin, il est arrêté pour vagabondage et trouble à l’ordre public. Embarqué de force sur un paquebot américain faisant escale au Havre, puis remis aux autorités françaises, il se voit aussitôt conduit à l'Hôpital général, engoncé dans une camisole de force. S’ensuivront dix années ininterrompues d’internement, sur fond de traitements médicamenteux lourds et d’électrochocs à répétition. Pour autant, il ne cessera jamais d’écrire.

Fin mai 1946, les amis d’Artaud – au premier rang desquels Arthur Adamov, Marthe Robert et Jean Paulhan – obtiennent qu’il sorte de l'asile de Rodez, où il a fini par atterrir en plein cœur de l’Occupation, ce qui lui permet – enfin – de regagner la capitale. Le 13 janvier suivant, le Tout-Paris littéraire et artistique prend d’assaut le Théâtre du Vieux-Colombier, sur la scène duquel il avait débuté, chez Dullin en 1921 ou 1922. Présent ce soir là, André Gide écrira plus tard l’éloge qui suit : « Jamais encore Antonin Artaud m’avait paru plus admirable. De son être matériel rien ne subsistait que d’expressif : sa silhouette dégingandée, son visage consumé par la flamme intérieure, ses mains de qui se noie ». Or donc, il fut beaucoup questions de flamme et de flammes tout au long des onze années que dura le parcours, chaotique mais somme toute éclectique, d’Artaud acteur de cinéma. Celles qui dévoraient Jeanne-Falconetti sur le bûcher de Rouen, en présence de Frère Nicolas Pesquerel (sans nul doute le rôle le plus saisissant du comédien et poète à l’écran), crucifix brandi à la manière d’un étendard. Celles qui, de la même manière, réduisaient en cendres Savonarole-Antonin sur le bûcher de Florence. De façon raisonnablement parlante, l’image ultime que le Septième Art conserve de l’auteur du Théâtre de la Cruauté – pour peu que l’on fasse abstraction d’un plan subliminal tourné à la dérobée par Baratier en 1947 – est bien celle d’un agonisant environné de fumée, se tordant de douleur au centre du brasier prêt à le consumer tout entier. Pour autant, il n’est pas exagéré de prétendre que dans le cas d’Artaud, le feu était essentiellement intérieur. Telle est, souvent, la rançon du génie.

Hébergé dans une clinique d’Ivry-sur-Seine, mais – cette fois – dans un climat de quasi liberté, Artaud occupe les deux dernières années de sa vie à mettre un point d’orgue à une œuvre écrite destinée – il n’en n’aura jamais douté – à rester. C’est cet écrivain de cinquante-et-un ans à peine, épuisé autant par l’écriture que par une décennie entière d’internement à temps complet, que la caméra, bienveillante et jamais voyeuse, du cinéaste quasi débutant Jacques Baratier, parvient à saisir « sur le vif », l’espace de la séquence – brève mais troublante – la plus saisissante de Désordre (1947), portrait documentaire groupé de la jeune garde de l’immédiat après-guerre. À l’instar de Bérard, de Cocteau et de quelques autres figures artistiques emblématiques venues des incomparables années 1920, Artaud le Momo y croisait, sans la croiser vraiment, la relève, elle personnifiée par Adamov, Audiberti, Gréco, Cazalis ou Marc Doelnitz. À la fois formidablement présent et absent déjà, l’auteur du Théâtre et son double, y effectue, sans le savoir, son ultime apparition à l’écran, qui ne verra jamais la version achevée et montée de Désordre : probablement victime d'une surdose accidentelle d'hydrate de chloral, par ailleurs atteint depuis longtemps d’un cancer du rectum, ce natif de Marseille s’était discrètement éteint à Ivry-sur-Seine, au matin du 4 mars 1948.

Morel De Méral, 2014-2018.

Crédit photo : Fait divers (Claude Autant-Lara, 1924), Marie-Ange L’Herbier, D.R.

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