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Mythologie grecque et Espace-temps :

De la fille du membre d'Ouranos au fil d'Aria(d)ne

I.

par Morel De Méral

Préliminaires.

À peine sortis de l’époque archaïque, les Grecs commencèrent à s’interroger sur leurs mythes. Ce faisant, ils s’aperçurent qu’Homère et Hésiode, lorsqu’il s’agissait d’évoquer la naissance du monde, ne disaient pas exactement la même chose. Le constat établi, la mythologie naquit – en partie du moins – de cette pluralité.

Aux ellipses volontaires de l’Iliade faisant tout remonter, sans trop insister non plus, à une très vague genesis ramenée au couple aquatique ancestral Okéanos-Téthys, Hésiode, en admettant qu’il ait effectivement suivi et non précédé Homère (vaste débat), voire un auteur de l’Odyssée qui ne serait pas l'Homère de l’Iliade (encore plus vaste débat), répondit par un catalogage, strict, organisé et merveilleux. Ses dieux et les dieux d’Homère sont et ne sont pas les mêmes, quand bien même porteraient-ils les mêmes noms et exerceraient-ils les mêmes fonctions au sein de la société divine.

L’Héra de l’Iliade est la première déesse à laquelle Zeus se soit jamais uni, à l’insu de leurs parents (soit bien avant le conflit qui opposa Kronos à sa progéniture. L’Héra de la Théogonie n'est, en revanche, que la septième en date de ses épouses successives, même si Hésiode confère - du moins implicitement - un caractère définitif à cette théogamie.

Iliade : Athéna est née du seul Zeus, Héphaïstos est l'un des deux enfants mâles issus de Zeus et d'Héra, Poséidon le frère puîné de Zeus, Aphrodite, sa fille par Dioné.

Théogonie : Athéna est la fille de Zeus et de Métis, Héphaïstos est né de la seule Héra, Poséidon est le frère aîné de Zeus plutôt que son cadet, et Aphrodite apparaît le produit hautement improbable d’une sorte de fusion-confusion entre deux essences divines mâles : une écume céleste - le sperme d'Ouranos - et une écume marine - les eaux de Pontos. Ouranos et Pontos sont deux frères, nés par parthénogenèse d’une seule et même mère, Gaia. Et en grec ancien comme en grec moderne, Aphros signifie bel et bien « écume ».

Iliade : « ouranos », « pontos », « gaia » (ou sa variante « gè ») ne désignent pas autre chose que des espaces purement géographiques, délimités et totalement dépourvus de tout caractère divin.

Mais pour Hésiode comme pour Homère, ciel-dieu ou ciel-tout court, Ouranos - avec ou sans majuscule - renvoie à la voûte céleste, et c’est à un dieu déchu, qu’incombe la lourde responsabilité d’en supporter le poids sur ses épaules, que, pour le confort et le bien-être de l’intéressé, on espère solides.

I. Le fardeau d’Atlas.

L’Atlas du chant premier de l’Odyssée, point encore devenu massif montagneux au rapport du seul Ovide (Métamorphoses, IV), est un être prodigieux, quasi surnaturel, qui supporte et fait tourner l’axe du monde sur ses épaules, les deux chevilles ancrées dans les profondeurs de l’Océan. L’une de ses filles, Maia, s’étant unie à Zeus, a mis au monde Hermès, le messager de l’Olympe sur les hauteurs du Cyllène. Une autre, Calypsô, habite, solitaire, une île - Ogygie - localisée avec toute l’imprécision requise. D’elle, hormis le nom de son père - dépeint avec ce qu'il faut d'aimable perfidie, par la vierge sage Athéna comme « mauvais » ou « méchant » (« qualités » très relatives que la déesse guerrière impute également à sa fille) - et sa très aléatoire situation géographique, on sait seulement qu’elle ne ressemble pas aux autres Nymphes, divines mais pas trop, et plus ou moins soumises à l’étau du temps. Le jour qu’elle propose à Ulysse de le rendre simultanément immortel et éternellement jeune, elle révèle partant au lecteur son statut exact - très paradoxal - au sein du monde d’Homère : divinité solitaire, exilée volontaire (ou pas), se tenant perpétuellement éloignée du brouhaha permanent que constitue l’Olympe, habitant une territoire entouré d’eau mais ne fréquentant ni les déités marines ni celles qui peuplent le cours circulaire d’Okéanos, elle n’en est pas moins déesse à part entière, et, partant, capable de créer, sinon des dieux, du moins des être immortels dotés d’une jeunesse sans fin, ce qui est déjà pas si mal en soi.

L’Atlas d’Hésiode est pareillement un être prodigieux, supportant et faisant tourner l’axe du monde sur ses épaules. Il est également, sinon le père de Calypsô, « classée » par l’auteur de la Théogonie parmi les 3000 Océanides mais authentique « Atlantide » au seul rapport du Chant Premier de l’Odyssée, celui de Maia, et, par l'intermédiaire de cette dernière, là encore l’aïeul paternel d’Hermès. Il possède également. à l'inverse de l'Atlas « homérique », un pedigree complet, que les auteurs postérieurs modifieront à leur guise, mais qui n’en reste pas moins, dans l’état actuel des choses, un pedigree complet. Il est le fils aîné de Iapétos, le cinquième-né du Ciel étoilé (Ouranos) et de la Terre-Mère (Gaia). Il est conséquemment le frère de Ménoitios, dont la principale caractéristique est l’hûbris (promptement sanctionnée par Zeus fulgurant), de Prométhée et d’Épiméthée. Par Maia, il est donc l’ancêtre à la deuxième génération d’un des « Douze », et pas n’importe lequel : le messager des Dieux (le dieu-messager ?), très accessoirement le benjamin des Olympiens de rang supérieur et celui, du lot, le plus proche de l’humanité. Le Catalogue des femmes, qui peut être ou ne pas être l’œuvre d’Hésiode, et ne l’est sûrement pas, mentionnera six autres filles d’Atlas, dont deux au moins – Électre, Stéropé – constitueront la souche de lignées héroïques illustres. De la première sont issus les souverains successifs d’Ilion, héritiers en droite ligne de Dardanos. De la seconde, la race des Atrides, un désastre pour le concept de famille, une source d’inspiration intarissable pour les dramaturges hellènes, mais pas que… Dans les un cas comme dans l'autre, l’Aphrodite d’Or aura bien travaillé, en tricotant sur six ou sept générations successives des unions entre dieux et mortelles d’abord, entre mortels et mortelles ensuite.

Hésiode ne dit pas expressément comment, pourquoi ou en quelles circonstances Atlas, Titan de la « deuxième génération » par son père Iapétos – le seul de sa fratrie nommément cité par l’Iliade comme habitant avec Kronos les sombres profondeurs du Tartare, sans espoir d’une quelconque amélioration de son sort –, s’est lui-même retrouvé astreint à supporter le poids de la voûte céleste. Il laisse simplement entendre – ce fort implicitement – que cet état de fait relève de la volonté de Zeus, en tout cas qu’il est postérieur à cet ordre du monde 2.0, qui voit les Kronides, au terme d’une guerre de dix ans (lire : 10.000 ans à l’échelle humaine), neutraliser leurs prédécesseurs et aînés. Seul Hygin, bien plus tard, proposera une explication aussi vague que guère convaincante : Atlas a été condamné à ce châtiment éternel pour avoir dirigé – au nom de Kronos ? – l’armée des Titans contre Zeus, ses frères et ses enfants. Quelques 2000 années plus tard, Robert Graves croira devoir préciser qu’il endossa ce rôle parce que « Kronos, désormais, n’était plus assez jeune pour diriger une armée ». Qui a jamais prétendu que les dieux d’Hésiode comme ceux d’Homère ne vieillissaient pas ? Quant à la question visant à déterminer s’il est pire de devoir supporter dans le même temps le poids double de la voûte céleste et de l’axis mundi, ou de passer l’éternité en vase clos dans une prison souterraine noire, moisie et en proie à d’incessante tempêtes destinées à ne prendre jamais fin (tel est, grosso modo, le tableau peint de Tartaros par l'auteur de la Théogonie), elle demeure sans réponse, Hésiode n’ayant pas cru devoir trancher sur ce point. Et ses continuateurs pas davantage. Une seule certitude : pour les auteurs tardifs qui, à l’exemple d'Eschyle, optèrent pour une « délivrance a posteriori » des Titans (tel est le présupposé de Prométhée délivré), Atlas est nécessairement exclus du lot des « libérables ». Délivrer Atlas, fût-ce pour de très louables raisons, reviendrait à laisser s’effondrer l’ouranos sur les contreforts de Gaia. Tel n’était assurément pas le projet divin de Zeus omniscient vis-à-vis du nouvel ordre divin par lui établi, et non sans peine.

Il n’empêche : on aimerait cependant savoir ce qu’en disait Eumélos de Corinthe, auteur présumée d’une Titanomachie considérée comme définitivement perdue.

À suivre…

Morel De Méral.

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